Quelle est ta relation émotionnelle à la poésie ?
Comment aimes-tu composer ?
Qui te prends-tu à lire quand tu as envie de bouleversement?
Laisses-tu l’écriture t’emmener ?
Retravailles-tu ?
Où souhaites-tu aller expérimentalement ?
Qu’est-ce que la poésie pour toi ?
Quelle place a la vie dans ta poésie ?
Quelle relation à la nécessité / à l’engagement ?
Qu’aimes-tu quand tu écris ?
Quelle place prend la poésie hors les espaces littéraires ? Collabores-tu ?
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Ces questions, je les ai posées à sept femmes poètes de Montréal en Mai 2022.
J’intime à la rencontre, et à la parole d’entretien, à la correspondance, de nourrir mon écriture.
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« Quelle place a la vie dans ta poésie ? » : immédiatement, cette question est balayée par Olivia Tapiero. « J’interroge cette distinction entre écriture et vie. Si c’était des choses séparées, elles ne sortent pas indemnes l’une de l’autre. » me dit-elle.
Aiguillée par l’intuition que la vie et l’écriture s’interpénètrent, je souhaiterais présenter mon travail en cours avec lucidité. Je ne suis pas une poète solitaire.
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Mais que reste-t-il de ces rencontres, de ces expériences collaboratives ? A quel point les lieux traversés, le nomadisme marquent-ils la vie littéraire ? Quelle trace laisse la vie, dans l’écriture ?
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Depuis des années, je pratique deux exercices de manière constante :
1) La proposition d’entretiens auprès des gens que je rencontre, ou auprès de mon entourage (en 2016 je débute avec des questions sur l’état de voyage auprès des membres de ma troupe de théâtre éphémère – avec des questions comme «Pourquoi es-tu ici et pas ailleurs ? / Quand te sens-tu en voyage ?/ … » ; puis poursuit les questions en Grèce avec les habitants des littoraux et les pêcheurs « Raconte-moi un souvenir lié à la mer / Comment peux-tu décrire ta relation à la mer /… ») – activité que je n’ai de cesse de poursuivre, et ce jusqu’à ce mois de Septembre 2022 où je pars en résidence une quinzaine de jours dans un village de vignerons au centre de l’île de Majorque (Baléares, ES), pour questionner les habitant.es sur leur vision et leurs sensations du voisinage.
2) De manière parallèle et complémentaire, je tiens des carnets de route. Ces journaux, archivés depuis 2015, mêlent de manière organique le récit de voyage et le journal intime. Ici-bas, un extrait.
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CES CARNETS QUE JE NE BRÛLERAI PAS
Alice Baude
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Au vingt-huitième été, j’ai atteint une taille adulte d’un mètre soixante-sept. Si ma masse change tout le temps, ma densité reste une affaire d’écriture. Chaque saison se passe avec la lenteur et la rapidité que chacun·e connaît. Je revis des expériences similaires, des amours débutent, s’achèvent, reviennent, des amis arrivent.
Je danse avec ma jouissance, avec mon extase, avec ma fougue. Chaque année se dépose sous forme de carnet.
Mon mouvement d’écriture est impulsé par une envie d’absorption. Je me souhaite absorbée, concentrée, tenue. Dense. Je me souhaite contenue, toute dure, toute intense, toute noire, dans un seul livre. Quelle ambition. Quelle forte relation à la transe, au décollage : l’écriture me fait décoller de moi-même.
Ce qui m’intéresse, c’est l’espace qu’il y a entre ma vie, et l’écriture de ma vie. L’espace qui sépare et qui relie. L’espace qui respire.
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PARTIE 1 / Je me suis rencontrée hier et je n’ai reconnu personne.
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20ème printemps, Avignon, Vaucluse – carnet noir à lignes, reliure spirale
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J’entame ma vingtième année et je comprends que je ne veux que faire de la dentelle de l’existence, et être une poétesse. Mais je ne parviens pas à saisir quelque chose. Le chemin semble se dessiner par les rencontres. Je me réveille en même temps que le lever du soleil pour mieux me recoucher. J’ai un nœud d’entrailles qui chiffonne mon front.
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Hier soir nous avons couru au parc du Rocher des Doms. Trop rapide pour nos jambes hurlantes, un soleil s’est levé.
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21ème automne, Katmandou, Népal – carnet de feuilles volantes réunies dans une feuille épaisse
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Je sais qui je suis. Un serpent ondule en moi c’est un cobra (rien ne peut m’enlever cette colonne vertébrale droite et souple comme le roseau). Maintenant il faut tout réapprendre. Reprendre les pissenlits par les pétales. Jouir de la vie à nouveau. Illustrer les mythes des origines, de mes origines, et surtout celui des femmes fileuses de silence. Écrire avec mes pattes de mouche cette faim de vie.
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Nous sommes des os qui parlent. J’ai saisi un mystère par le bout des ailes. Puis j’ai mangé longuement une pomme qui verdissait à vue d’œil et avalé les pépins comme des prières. Rien ne ressemble à ce que j’ai vécu auparavant… Alors pourquoi la suite serait-elle dans le domaine du connu ?
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Je m’accouche à chaque seconde. C’est une réincarnation sans fin, sans formes. La solution exemplaire serait de rentrer sagement dans « ma maison » mais je me dois d’aller dans la nature. C’est une évidence, une obligation. Je ne peux en différer. Ma famille doit l’accepter : je vais partir marcher, seule. C’est mon avis sur la situation. Peut-être auront-ils peur. Mais ils devront comprendre. Le présent est maintenant, est instant.
Je n’ai pas réalisé ce que mon cœur portait de fruits.
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21ème hiver, Perpignan, Pyrénées Orientales – carnet relié moi-même dans un vieux livre
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Quelques miettes de riens sur la feuille blanche. Quelques pensées, des creuses, qui me volent dans l’âme. Aux sommets, des rais de lumière blanche. Des prismes. J’aimerais apprécier les bruits des petits riens qui m’entourent.
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J’aimerais accepter différemment l’ennui.
La honte m’étreint, et le soleil me touche. Je sais que la vie rayonne d’entre les dents des gens heureux.
J’ai appris que tout ce qui comptait, c’était la bosse qu’on roule, et pas le chemin sur laquelle on la roule. Je suis mon propre carrosse, mon propre cheval.
Mais ils pleurent ensemble.
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Je vais aller au soleil, lire dans le ciel et me moucher dans les feuilles d’arbre. Je ne veux pas d’une âme si grave, il me faut des beautés pour l’éclairer.
Je sais que je suis en route et que toutes mes traces créent des fragments. Si je soigne cette envie d’ailleurs, je préserve mon âme de toute fuite.
Depuis longtemps, je vis en frénésie.
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Hier quelqu’un m’a dit qu’il n’y a pas de distinction entre l’intérieur et l’extérieur… Il paraît que nous sommes intriqués, que nous faisons partie des choses.
J’aime me rappeler que j’ai un corps, que la matière est réelle, tangible, que je suis faite de veines, de peau, de chair, d’os.
Je touche la pierre qui m’entoure. J’en suis là.
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PARTIE 2 / Je m’épancherai dans ce carnet de crasse.
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22ème printemps, Syros, Grèce – carnet acheté à Amsterdam avec une couverture dessinée
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Je suis montée ici en mobylette. Sourire jusqu’aux oreilles, écharpe claquant dans l’air, une fusée dans les virages. L’âne entre dans les ruelles, sur les marches blanches, ses pas claquent sur le sol. Il y a tellement de vent j’ai un gros pull ça n’y fait rien ça me transperce. Iassas.
Avec Maud on boit un café au marc épais chez Theos et Xara, caressons les chats. Il en y a vingt. Eux ils sont deux, et ils s’aiment avec persistance. Il y a une photo d’eux jeune on dirait une photo de marié mais ils ne sont pas mariés. Nous écoutons leurs histoires passionnément, de la chute du mur de Berlin, à Paris en 68 jusqu’aux plages de Syros. Après avoir cueilli du lilas et bu du vin, on se décide à rentrer chez Stella avec une fleur dans le nez. Nous dînons comme des reines. Notre salade a été cueillie sur un muret de pierre, face à la mer. Maud écrit le brownie au chocolat et moi j’écris qu’elle l’écrit.
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Et la nuit dans les tavernes le tsípouro coule à tout va – les chansons s’entêtent et les paumes bien ouvertes tapent les rythmes sur les tables jusqu’à en faire sauter les couverts – chaleur et visages qui s’ouvrent de sourire. On t’invite à grignoter dans le plat, on te ressert un verre de vin. Ça joue du rebétiko. Demain est une fête nationale mais demain est aujourd’hui, une fête ininterrompue, l’allégresse méditerranéenne. Depuis ces dix derniers jours, j’ai bruni, marché sur le sable, peins et repeins les îles.
Combien de temps ai-je passé ces dernières années à me soucier de mon futur ?
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23ème été, Drôme provençale – carnet aux feuilles frottées dans la cendre, couverture faite d’une enveloppe déchirée en deux
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Je m’incarne.
Je m’incarne en étreignant le réel par le regard. L’été avance sans se retourner. J’ai joué de la musique sur la fontaine et ma digestion c’est à perpétuité.
Je suis entre les arbres. Je pense à mon futur (à mes ambitions) – je m’intime de bien garder la possibilité de respirer. Je veux dire, me délester de mes crispations.
C’est là, c’est là, tout est là ardemment calmement sensuellement présent.
Il est temps de me salir, de salir l’écriture : cette terre qui colle aux pieds. J’abîmerai mes caractères, les encres galvaudées, je calcinerai mon voile de mariée. Et je plonge alors dans les méandres du sommeil. J’ai mis de la cendre sur ma machine à écrire sur mes mains sur mon visage
j’ai mis du soleil sur ma peau en plongeant à nouveau dans un sommeil neuf et vieux à la fois.
La nuit a gravi ses échelons. Je me couche en me demandant
est-ce que nous parlons pour nous taire ?
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Je célèbre la seule chose qui mérite d’être célébrée. Je sais que nous sommes seuls. Tous. Il va sans dire que nous nous ennuyons.
J’ai la chagrine qui craque. Dans mon cœur il y a des voiles. Ce sont des tissus pour les navires, des édredons pour le sommeil ou de la soie pour la peau.
J’y ai recueilli ce papier, cette aile chimérique. Dans mon cœur il y a déchirure, froissure, pli. Parfois se crée une aurore et le goût de la noisette.
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Je me réinvente en m’absentant. J’ai cette profonde et innommable aspiration au silence. Inaltérable. Et toujours, cette curieuse sensation de nudité face à la feuille blanche. Tout s’écrit incessamment. Je suis un processus permanent. Notre union n’a ni début ni fin, il n’y a pas de rupture.
Je ne pourrai pas vous montrer ce que j’ai vécu avec nous tous ensemble.
Tout ce qui s’absente est notre spectacle.
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24ème automne, Le Havre, Normandie – carnet relié moi-même dans un vieux livre, une carte du Tarot collée sur la couverture : la reine de bâtons
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Elle me demande « Qu’est-ce qui pourrait faciliter les choses ? » Faciliter. Les choses.
Faciles. Ai-je jamais aimé les choses faciles ? Ambitieuses, compliquées, tenaces, oui. Mais facile.
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Elle me dit « SIDUS : L’ETOILE » le désir est une étoile : inatteignable. On lui court après, voilà tout.
Nous passons des forêts. Nous passons des fermes, et des jardins, nous passons des champs coupés ras, des arbrisseaux. Et je suis bien malhabile à être raisonnable, à maîtriser le feu. Voilà, une étincelle m’a échappé. Ça me galvanise le corps, ça me brûle dans les veines. Il y a la neige dehors : je me sens en pleine contradiction. Mon épiderme est sensible comme une fleur.
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Difficile de raconter en linéaire.
Envie de dire par constellation, par retrouvailles, regards, paroles, par les gestes forts et hauts – assisté à leur duo, senti les frissons, les démangeaisons les splendeurs et les tumultes en écoutant leurs voix se mariant.
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Et puis il y a les vitraux, et puis les os de l’abside, et puis nos ancêtres. Il y a les chandeliers de cristal et le silence ébroué par les machines. Chants diphoniques et claquement de mains. La rue applaudit, rythme, l’engouement est initié. On se retrouve, contents. Je leur dis, aussi, emmenez-moi dans vos valises !
Pourquoi toujours anticiper, prévoir ? Il ne suffit que de vivre, de marcher dans la rue, et retrouver ses amis.
Vivant sans gêne à engendrer la vie.
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25ème printemps, Jambville, les Yvelines – carnet relié moi-même dans un vieux livre, couverture de papier marbré bleu foncé avec un carré de papier marbré or collé au centre
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J’aimerais que cette quarantaine dure la vie.
Ce matin j’ai vu les brumes de l’aube. Je marchais sur le chemin de terre sans attestation. Je réalise que cette hallucination des villes, des capitales est illusoire. Qu’est-ce que je croyais ? L’écrire fait des nœuds aux doigts, il n’y a plus que la gorge pour avaler. J’arrive plus à penser, je ne couds pas, ne lis pas. Je n’avance rien : je vis. C’est bon.
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J’ai Nicole au téléphone aujourd’hui, elle me raconte qu’elle a vu un graffiti « Les pères sont morts, vive les pairs » à Paris. Elle me dit tu n’es pas faite pour te laisser enfermer. Tu n’as pas le choix, tu as déjà choisi par ton élan vital. Nicole est écrivain et fantastique.
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J’écris parfois ces lettres bonnes à brûler. Je ne compte plus les couleurs du jour, les ombres des oiseaux. Me voilà. Presque un mois à la campagne. Les phases que je traverse communiquent avec mes cycles. Ce matin une heure d’écoute de l’émission sur la solitude dans la nature, des femmes vieilles, ces valeurs qu’elles incarnent. Souvent je me compare. Souvent je me rabaisse. Souvent je me charge de beaucoup de préoccupations. Souvent je me sens désaimée par les autres, et j’ai besoin de leur avis. Aujourd’hui en écoutant cette émission sur la solitude, des soleils s’alignent.
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Hâte de rentrer chez moi, réinvestir mon appart, faire tourner mes vinyls. Pour l’instant le soleil, le soleil, encore le soleil, revenu le soleil, moutons de nuages, je ne serai presque pas sortie, jamais seule, jamais la forêt foulée seule. Ici commun repas communs, détention de bonheur, ici saule pleureur, oiseaux de tous bords, un cycle s’achève, celui de la pleine lune voilée, des blaireaux apeurés, les roses ont fleuri, j’espère incendies.
Quelle chance de pouvoir écrire dans cette grande absurdité générale. Je ne sais plus ce que je veux. J’ai du temps, je le dépense à errer.
Ici le répertoire de mes pulsions.
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PARTIE 3 / J’ai choisi l’enchantement pour principe de réalité.
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26ème hiver, Douarnenez, Bretagne – carnet relié moi-même dans du carton, couverture en jean clair à l’extérieur et carte d’Espagne à l’intérieur
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Sensation de ventre plein et de cœur vide tout à la fois. Je cherche à savoir par où commencer (et alors j’ai déjà commencé). Comme dirait Nicole : qui sont mes mères, mes pairs ? Évidemment que je ne peux pas faire sans créer, bien sûr que la poésie me sauve du monde, au moins moi – et puis si ça plaît à quelqu’un d’autre tant mieux. Dans mes archives-abysses je garde l’honnêteté entière, entière et puis je continue à faire.
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Je me loge au lit pour composer quelques vers, entre deux coups de fusil. Les braquages à main armée de la sérénité énumèrent mes échecs. J’enfourne un gâteau, je geins des genoux, j’auréole d’une apostrophe les fois où je n’en peux plus en postillonnant tout ce que j’ai.
La course à pied, je n’ai jamais aimé ça.
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Le cœur en miettes de temps en temps, restauré par les couettes, restauré par le sommeil, dans mes nuits, les souvenirs et les absences cessent de me molester. L’action devient intuitive, poétique, un peu folle, mais reste ancrée dans la réalité, dans un foyer sûr.
J’ai choisi l’enchantement pour principe de réalité.
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27ème automne, Hanovre, Allemagne – carnet à lignes ramené de Turquie par des amis, couverture brodée matelassée bleue
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Loin d’être une évidence, l’acte d’écrire est pour moi une véritable épreuve. Je me réveille malade.
J’ai l’impression de ne faire que frôler le travail, et cela me blesse d’oisiveté. Je n’ai plus cette oisiveté heureuse, cette détente acquise. J’ai besoin d’œuvre, de me sentir tendue vers, de me triturer un peu. De réfléchir, de bouger, brasser l’air qui m’entoure, et sa poussière, de faire poème, faire prose avec abondance. J’ai envie de me plonger dans le boulot, boire à grosses goulées toute ma soif et convulser en silence d’un orgasme littéraire.
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Comme une vieille danse de couple, je fais les cent pas avec mes souvenirs.
Je suis dans cette chambre comme dans une bulle hors du temps. Mon seul devoir est de composer, décortiquer, ouvrir, faire advenir. Mes blessures saignent toujours aussi fort. Non, c’est faux. C’est la mélancolie qui me fait dire ça. En vérité, tout est doux-amer.
Peut-être que cette idée de créer un livre à partir de mes journaux est mauvaise : trop psychologisante, trop peu littéraire. Mais toutefois, j’ai envie d’aller jusqu’au bout de l’expérience, de les relire, un par un, et d’entrer dans mes anciennes peaux. Tout cela, ce sont des mues. Je me demande ce que je cherche exactement. Qu’est-ce qui en moi souhaite briller ?
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En pratiquant ce voyage dans le temps je réinvoque des zones de mon cerveau où ça ne circulait plus et je retrouve des dessins si libres, je reconsidère tout ce que j’étais. Je me relis. Je croyais avoir été trop simple, naïve, parcellaire, binaire, mais je retrouve une personne si créative, étreignant le monde sans demi-mesure. Pas de contrepartie avec qui nous avons été :
toujours rendre hommage, toujours frictionner celle qui était moi, celle que je suis, celle que je serai : toutes ensemble, bien ensemble.
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Peu importe, tout cela a existé, tout cela existe, tout cela peut exister encore.
J’ai pu croire énoncer de nouvelles choses, irradier de nouvelles pensées, mais je replonge dans ces journaux et je m’aperçois je n’invente rien. Je m’émeus moi-même, je recontacte les amis. Je tâche de correspondre, par lettre par téléphone par email. Mais je dois avouer que je suis seule avec mes carnets, et que je me dévalue beaucoup. Je considère ces écrits à la fois comme infiniment précieux, inestimables même, et en même temps complètement sans valeur. Comme si je ne faisais que répéter, marmonner ma litanie émotionnelle.
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28ème printemps, Douarnenez, Bretagne – carnet très épais relié moi-même dans un vieux livre intitulé L’équilibre, comprenant des feuilles de toutes tailles et couleurs
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J’ai donc vingt-huit ans. Le nouvel âge va toujours un peu grand au corps au début.
Cet âge a une forme de rencontre. La poésie partout me réjouit me réconforte. Je suis effritée par la fatigue et toute remplie de pépites. Le monde me berce et me fait rire. Il n’y a rien de très grave à tout cela. J’ai envie de fabriquer une machine à écrire qui se porte comme une grosse caisse pour écrire en marchant dans les manifs.
Bonjour, cher frisson, je ne suis pas stellaire, je suis dans la lune aujourd’hui. Toutes mes larmes au corps roulent sur mon pull mauve et il me semble que la mer aiguise ma tristesse.
Cette personne m’a dit « Tu peux acquérir, accumuler, recevoir toute la reconnaissance du monde – si tu n’aimes pas ce que tu écris, rien n’existe. »
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Avec tout le soin que je me porte j’ai encore le goût amer du café là-dedans. Je ressens une certaine urgence : d’un apaisement, d’un réconfort, d’une clef.
Elle me dit que la vie c’est la vulnérabilité. J’ai mal entre les dents. Je suis une éponge. Une tache s’invente sur mes incisives. Je m’épuise à être belle, je tâche de charmer le monde. Je bois de la violette très intense, je suis mon propre enfant. Il est vingt-heure. Le ciel est encore bleu. Ça me fait du bien d’être seule. Je ne suis pas dans l’impasse dans laquelle je crois être. Le monde n’a pas besoin de moi.
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Ce matin les œufs au beurre demi-sel sur la plage du Ris et l’ami Gauthier qui me rappelle qu’on ne peut être heureux qu’au présent. On déplie la petite table de camping et je prends le large. L’orbe de mon printemps me suggère un cercle. Une obsession redondante et l’ouverture du plafond à un endroit bien précis. J’aime me renouveler la fiction. Pourquoi ne pas vivre une spirale ? Une spirale vertueuse et ouverte vers le ciel.
J’ai le droit de croire en ça. Que je suis neuve, une eau vive, toujours renouvelée. Une guerrière en début de récit.
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PARTIE 4 /
PALIMPSESTE, subst. masc.
A. − Manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte.
B. − Au fig.
1. Œuvre dont l’état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures.
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Mon premier souvenir d’écriture est là : je dicte une anecdote à une amie de ma mère après un repas, elle l’écrit pour moi. Je ne sais pas écrire, j’ai cinq ou six ans. Lorsque j’ai appris l’écriture, vers huit ans, j’ai une panoplie de journaux intimes aux effigies des princesses, avec de petits cadenas.
Je les numérote, leur donne des noms de codes, des mots de passes. Puis je perds les clefs. J’ai tenu un carnet de poèmes vers onze ou douze ans. J’y écris à l’encre sombre très intense, au stylo plume, le ruban qui le ferme est noir et épais. J’ai continué sur de petits calepins à spirale et couverture de plastique, de grands cahiers à carreau détournés de leur usage scolaire, habités par le collage.
Au fur et à mesure que l’écriture prend du corps, je passe du journal caché sous le lit et découvert à regrets, jusqu’aux carnets de voyages partagés à merci.
Je ne sais pas comment la jonction s’est faite. J’ai aimé lire à voix haute mes carnets. Avec Maud, ma compagne de route en Grèce et danseuse libre qu’elle est, nous écrivons tous les jours en voyage, et nous nous en lisons des passages. Ces moments de lecture ont déverrouillée mon intimité, et rendu précieux le partage du quotidien. Lire ses écrits intimes à une amie, c’est verbaliser de la matière noire. La déposer dans des oreilles aimantes. Je crois que c’est avec ce mouvement que je dépose ce texte-ci : le geste de vouloir franchir les intimités en partageant la mienne.
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Ces écrits sont toujours moi, et déjà plus du tout en même temps.
Mon intimité reste infranchissable, impossible à dépasser (au jour le jour je porte mon petit creuset d’identité, au jour le jour mon visage est différent).
Alors j’aime tant laver mon écriture, réécrire par-dessus : me réapproprier ma langue intime, faire palimpseste.
Je partage ces écrits intimes parce qu’ils sont étrangement intimes : plus vraiment moi-même, plus vraiment miens.
J’ai transformé ces mots comme on transforme les souvenirs, avec le temps. Tout a bougé d’un millimètre.
Comme ça, vous pouvez les lire.
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